Discours d’hommage à Jean Jaurès par Romain Vaillant
Découvrez le discours en hommage à Jean Jaurès prononcé par Romain Vaillant le 31 juillet 2020 à Toulouse au square Charles de Gaulle :
« Mesdames et Messieurs les élus,
Chers camarades, chers amis,
Mesdames, Messieurs,
A l’heure où l’on se plaît à droite comme au centre à s’accaparer Jaurès le temps d’un discours, où l’on en fait une sorte de ‘produit d’appel’, je vais tenter d’apporter cette année ma modeste pierre aux honneurs qu’il convient de rendre à Jaurès, à travers ce rendez-vous mémoriel, donné chaque année le 31 juillet.
Voici des années que nous venons nous recueillir, nous, socialistes, devant la stèle de Jean Jaurès, pour un temps de communion républicaine, derrière le Capitole qu’il a bien connu en tant qu’adjoint au maire chargé de l’Instruction publique de 1890 à 1893.
Autour de cette idole, nous venons célébrer l’homme qui, pour ses idées pacifistes, fut la victime du nationaliste Raoul Villain, qui l’abattit d’un coup de révolver au café du Croissant, à Paris, rue Montmartre, le 31 juillet 1914, voilà 106 ans…
Si l’on parle d’idole, c’est parce que nous vouons une forme de culte à Jaurès.
Sur quoi se fonde ce culte ? À voir la carrière de Jaurès, elle ne saurait se fonder sur la trace laissée dans l’action politique traditionnelle. De fait, Jaurès n’est associé à aucun des grands textes de loi de la IIIe République, comme ce fut le cas pour Waldeck Rousseau ou Aristide Briand. Il n’a malheureusement même pas été ministre de la République.
Autour de cette stèle, par-delà l’homme, nous venons célébrer les idées de Jaurès, celles qui ont fait de lui un des grands hommes auxquels la Patrie se veut reconnaissante.
« Le pays de France ne saurait se passer longtemps d’idéal. » disait-il en 1889 dans La Dépêche.
C’est certainement là ce que nous a laissé Jaurès : des idéaux. Mais non des idéaux hors sol, utopiques ; plutôt des idéaux ancrés dans le réel.
Ces idéaux, il les a plantés dans le terreau fertile de notre beau Sud-Ouest, où nous le cultivons sans relâche, et où nous devons poursuivre nos efforts pour les cultiver encore et toujours.
Car Jaurès est un intellectuel avant les intellectuels. Philosophe de formation, c’est un intellectuel en tant qu’il s’engage d’abord sur le plan des idées.
Mais un intellectuel, tel qu’on l’entendra ensuite au cours du XXe siècle, n’est pas simplement un penseur. C’est un penseur qui s’arme intellectuellement pour descendre dans l’arène politique. S’il peut ferrailler avec son contemporain Bergson sur le terrain pur des idées philosophiques, il n’hésite pas à s’inscrire dans le courant dreyfusard et venir défendre Zola aux assises de la Seine lorsqu’il est mis en cause pour son célèbre « J’accuse » paru dans l’Aurore.
S’il a tenté de résister aux appels de l’engagement politique, cela n’a pas duré bien longtemps car il devient à 26 ans, en 1885, le plus jeune député de France, élu dès le premier tour dans le Tarn.
La défaite de 1889 va le ramener à sa vocation d’enseignant et de philosophe, mais loin de le décourager, elle va plutôt le galvaniser et il saura la transformer en formidable opportunité de reconquête idéologique de l’opinion, notamment par le démarrage de son intensif travail journalistique au sein de la Dépêche, avant d’être finalement réélu en 1893 député de Carmaux.
Alors, en ces temps difficiles pour nos amis Toulousains au sortir de ces élections municipales, pour la gauche et particulièrement pour le Parti socialiste, suite aux dernières élections présidentielles, redoublons d’efforts pour reconquérir le cœur de nos concitoyens en assumant nos idées, en démontrant leur pertinence face aux crises que nous connaissons.
Si les termes de « justice sociale » semblent parfois galvaudés, ils ont dans la pensée de Jaurès une prégnance forte. La gauche a su lui donner corps après lui, avec le Front Populaire, avec le Conseil national de la Résistance ; puis sous la présidence de François Mitterrand, puis avec le gouvernement de Lionel Jospin, sans oublier le mandat du président François Hollande. Les inégalités de naissance doivent être rétablies par la puissance publique. L’égalité des chances doit être une réalité pour l’ensemble de nos jeunes. Mais, pour ce faire, un certain nombre de déterminismes sont encore à démonter.
Par ailleurs, la Justice sociale doit également se penser par-delà les frontières. Entre autres, l’accès à l’eau potable sera demain un enjeu planétaire. Déjà le réchauffement climatique génère des bouleversements des équilibres mondiaux par des déplacements importants de réfugiés climatiques, ne trouvant que trop rarement – et de moins en moins – un accueil bienveillant.
Les spécialistes nous prédisent des guerres frontalières, comme elles se sont souvent produites dans l’histoire mondiale pour l’accès aux ressources naturelles.
Le pacifisme de Jaurès nous impose d’agir, de ne pas nous résigner, d’organiser le dialogue entre les peuples, pour agir ensemble. Pourtant, le dialogue est de plus en plus compliqué avec la multiplication de régimes illibéraux dirigés par des dictateurs élus, face auxquels l’Europe doit se montrer ferme. Pour qu’elle se montre ferme, la France ne peut elle-même tomber aux mains des illibéraux, des nationalistes, des partisans de l’extrême-droite. La menace plane. Nous devons la réduire en proposant de l’espoir, mais un espoir toujours un peu plus satisfait par des promesses remplies d’un avenir meilleur.
Jaurès incarne le courage des idées, en luttant dès le début du XXe siècle contre la peine de mort, en devenant dreyfusard quand la gauche républicaine est déchirée sur le sujet…
Le courage de Jaurès, consiste dans la montée nationaliste du début de XXe siècle, à se faire le chantre du pacifisme et à porter attention au sort des exilés politiques d’alors : les Russes anarchistes et socialistes, les Juifs d’Europe centrale ou les Jeunes-Trucs combattant le sultan ottoman.
Il aura assez tôt la conscience des propensions impérialistes des Etats européens et de leurs possibles conséquences sur la paix internationale. Ainsi se verra-t-il craindre, dans son discours à la cathédrale de Bâle, que l’ « odeur du charnier commence à se répandre sur toute l’Europe. »
Pour lui, la paix devait passer par l’union des travailleurs par-delà les frontières pour s’inscrire contre la guerre qui se préparait.
Rajoutons que si son combat pour la paix est toujours d’actualité, ses combats pour améliorer le sort des travailleurs n’ont pas disparu non plus malgré des améliorations sensibles portées par la gauche au cours du XXe siècle.
Nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer que les mots qu’il prononçaient le 21 novembre 1893 à la Chambre résonnent aujourd’hui encore avec tant d’actualité à propos du libéralisme économique sans freins :
« Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale qui trouve son expression définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les salariés, une assemblée de rois.
C’est d’eux, c’est de leur volonté souveraine qu’émanent les lois et le gouvernement ; ils révoquent, ils changent leurs mandataires, les législateurs et les ministres ; mais au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage.
Oui, au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir, il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain, chassé de l’atelier. Son travail n’est plus qu’une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré. »
N’en déplaise aux partisans pour lesquels tout est dans tout, pour lesquels le droite et la gauche ont disparu.
Alors pour lui rendre hommage, faisons preuve de courage idéologique.
Se revendiquer de Jaurès, c’est se situer idéologiquement, se situer dans une filiation d’idées politiques, se situer sur l’échiquier politique à sa gauche, se situer dans une gauche républicaine. Se situer dans l’action politique, c’est faire preuve d’honnêteté. C’est avoir de la considération pour ses concitoyens.
C’est une façon de donner une cohérence à son action en la ramenant, dans les moments nécessaires de remise en cause, dans le droit fil de valeurs chevillées au cœur.
Avec Jaurès, l’humain doit être au cœur de nos préoccupations. A travers ses écrits et ses combats, c’est à la défense du prolétariat qu’il se livre sans relâche.
Ne l’oublions pas : encore aujourd’hui, ce sont les classes laborieuses qui souffrent, ce sont notamment elles qui sont désorientées de ne plus les trouver à leurs côtés dans certains combats et qui donc se tournent de plus en plus vers l’extrême-droite.
Interrogeons par exemple sans ambages la place du travail dans nos sociétés. La Covid-19 nous a forcés à appréhender le travail sous d’autres formes, notamment avec le télétravail, avec ce que cela a pu avoir de confort pour les salariés, de vertu écologique pour la planète… Pensons le futur des missions de travail. Nous avons été les chantres du progrès sous toutes ses formes. Aujourd’hui, les progrès technologiques ne sont plus nécessairement des progrès humains. Les questions éthiques et concrètes que posent le transhumanisme ne doivent pas être laissées à d’autres. Assumons la question du temps de travail.
La Justice chère à Jaurès, si nous voulons la porter aujourd’hui doit nous conduire à maintenir en permanence l’humain au cœur de notre projet et de notre action.
Ainsi, par exemple, si nous sommes aujourd’hui tous convaincus de l’urgence écologique, les moyens pour l’affronter divergent selon les sensibilités politiques. Il me semble que les socialistes doivent assumer un projet ambitieux pour l’environnement tout en en ayant d’abord toujours une lecture humaniste, sociale.
Nous revendiquer du socialisme aujourd’hui, c’est, pour les élus comme pour les militants, s’interroger quotidiennement sur la manière dont on peut mettre en conformité nos actions avec nos idées, c’est s’interroger sur le fait de savoir ce que, concrètement, l’on peut mettre en place pour contribuer à la pérennité de l’idée socialiste, à l’idéologie de Jaurès.
Alors, chers camarades, il ne faut pas se résigner à la mort annoncée du Parti socialiste. Nombreux sont ceux qui ne pourront s’y résoudre. Mais pour cela, il faut retrouver du sens à notre action en redorant d’abord notre blason sur le terrain idéologique. C’est à ce moment-là que Jaurès, indémodable dans ses valeurs et ses principes, devra rester un phare dans l’obscurité.
Chers camarades, ne sombrons pas dans une forme de résignation et de désespérance. Entendons Jaurès dans son impérissable Discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903 prononcer tour à tour que :
« Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action.[…]
Le courage, c’est d’être tout ensemble et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. […]
J’en terminerai par cet extrait, certainement le plus connu, mais qui doit résonner comme un leitmotiv pour les socialistes réformistes.
Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Alors, qu’importe le nom que porteront les structures qui feront vivre les idées jauressiennes, les idées socialistes ; situons-nous en les assumant !
Les termes de « gauche » et de « socialisme » ne doivent plus être simplement incantatoires. Il faut leur redonner du sens. Cela passera nécessairement par l’exemplarité, par le bilan des actions conduites sous ces bannières. Le destin national, voire international, des idées socialistes ne pourra émerger que d’une force, d’une dynamique ascendante provenant des territoires.
Ici, en terre socialiste, sur la terre de Jaurès, nous pouvons être fiers d’appartenir à un Département et une Région qui œuvrent chaque jour pour une redistribution juste des richesses, pour la création d’emplois, pour la protection des personnes les plus vulnérables, pour le maintien de la cohésion sociale, pour l’accès de tous à la culture ou au bien manger.
C’est un impératif que chacune et chacun soit bien conscient qu’entre les idées de gauche et les idées de droite, ce n’est pas du pareil au même, que ces clivages, en tant qu’ils sont fondés sur des options philosophiques distinctes ne sauraient complètement s’effacer derrière de simples « en même temps ».
Au contraire, une bonne synthèse ne peut se produire que dans un processus dialectique faisant clairement apparaître les oppositions ; et non en les effaçant artificiellement et fallacieusement.
Les défaites ne sont pas si graves si elles nous permettent, comme Jaurès, de travailler au peaufinage et à la diffusion de nos idées pour le progrès et la justice sociale. Alors, chers camarades, selon l’injonction de Jaurès : Au travail !
Je vous remercie. »